Gaïdz Minassian
Il n’y a rien de plus inconvenant que de faire parler les morts… Et nulle intention ici de commettre cette indélicatesse. Mais force est de constater que l’histoire de la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA) dans la IIe République d’Arménie (1991-2015) est marquée par le leadership de Hraïr Maroukhian et surtout son héritage.
Originaire d’Arménie puis d’Iran, installé au Liban et en Grèce, l’ancien secrétaire-général de la FRA s’est totalement investis dans la promotion de la question arménienne à l’échelle mondiale, la valorisation des droits du peuple arménien dans les enceintes internationales et le retour de la FRA en Arménie gorbatchevienne puis post-soviétique.
Secrétaire-général de la FRA de 1972 à son accident cérébral en juillet 1994, soit pendant plus de 20 ans, « Unguer Hraïr », comme on l’appelle, est peut-être le dernier véritabl dirigeant politique qu’a connu la FRA ces quatre dernières décennies. D’autant plus le dernier leader que sa pensée ne s’est jamais éteinte dans le champ des idées politiques. Au contraire ; sa mémoire plane toujours au-dessus des esprits dachnaktsagans même s’il est
difficile de lui succéder, surtout quand on voit comment sa descendance politique se déchire en plusieurs écoles sur le fait de savoir qui est la plus légitime pour se réclamer du maroukhianisme. Rien d’anormal à cette querelle de pensée, pourraient dire ceux qui l’ont connu de près, tellement le profil de cet homme hors du commun est multiple et riche…. Le coeur à gauche, internationaliste et progressiste, Hraïr Maroukhian, ingénieur de formation, est un technicien du rapport de force. Pragmatique, souple quand il le peut et ferme quand il le doit, le dirigeant de la FRA est doté d’un grand flair politique, un véritable animal politique comme on dit. Hraïr Maroukhian jouit d’une touche florentine par le brassage de ses cultures et la diversité de son identité. Il se meut à travers les méandres, trappes et autres pièges de la vie politique et capte les nouvelles lignes de forces internationales puis les intériorise avant même leur matérialisation pour les convertir dans l’écosystème dachnak tout en restant fidèle à une histoire centenaire. Charismatique et bon vivant, pédagogue et chaleureux, proche des jeunes mais aussi à l’écoute des Anciens, son étoffe est celle des dirigeants politiques capables de s’adapter à tous les scénarios pour peu que leur message conserve leur cohérence. Héritier d’un Rostom dans ses convictions internationalistes, et d’un Dro dans son sens du pragmatisme, Hraïr Maroukhian élargit sa pensée jusqu’à revêtir les habits du social-démocrate Simon Vratsian ou ceux du populiste Vahan Navassartian.
Cette élasticité ne signifie pas absence de colonne vertébrale mais plutôt une capacité à se réinventer et à intégrer tout phénomène dialectique et les absorber de façon à rendre à chacun le pouvoir de retrouver son équilibre et de placer la FRA en ordre de bataille pour affronter de nouveaux paris. Toute sa carrière politique coïncide d’ailleurs avec une succession de défis à relever : il impulse le passage d’un dachnakisme de la guerre froide à un dachnakisme tiermondisé da les années 1960-1970 ; il entraîne le passage d’un dachnakisme extra-territorial à un dachnakisme du yerkir à la fin des années 1980 ; et il incarne le passage d’un dachnakisme de guerre à un dachnakisme mondialisé entre 1988 et 1994 lors de la lutte de libération du
Karabakh et l’indépendance de l’Arménie. Le regard qu’il porte sur le monde n’est pas celui d’un idéologue nationaliste, ni celui d’un prophète du socialisme. Comme il le dit lui-même, « la FRA entretient des relations avec tous ceux qui ont des intérêts à la défense de la cause arménienne ». Il sillonne ainsi le Proche-Orient, l’URSS, l’Europe et l’Amérique, sans oublier
les pays de l’hémisphère sud, à la recherche d’une brèche dans laquelle la question arménienne peut s’engouffrer puis compter, non comme variable d’ajustement des rapports stratégiques mondiaux, mais comme boussole du respect de la dignité humaine et de la justice sociale. Ce n’est pas lui, par exemple, qui laisse la question arménienne être instrumentalisée par les puissances de l’Est ou de l’Ouest, du Nord ou du Sud ; mais c’est bien lui qui trouve de quoi instrumentaliser Américains, Européens, Soviétiques et Procheorientaux pour le compte d’un déblocage du problème arménien. Par exemple, lorsqu’il assiste au rapprochement entre le bloc capitaliste et le bloc communiste au milieu des années 1980, Hraïr Maroukhian utilise ce dernier moment du dégel pour ouvrir son champ de négociations aux Etats-Unis, désormais disposés à maintenir la paix avec l’URSS, et mieux
s’émanciper d’une Union Soviétique affaiblie par la guerre froide.
C’est d’ailleurs à cette époque du rapprochement Est-Ouest qu’il privilégie ses relations avec la France, alliée des Etats-Unis mais pas alignée, et fait savoir en 1985 à François Mitterrand – qu’il fréquente depuis le début des années 1970 – ce que l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir à Moscou signifie comme bouleversements géopolitiques à venir. Et il en récolte les fruits puisque François Mitterrand reçoit à l’Elysée une délégation de la FRA en mars 1986 et Paris est à l’initiative de la reconnaissance du génocide des Arméniens au Parlement Européen le 18 juin 1987. De même, il profite du rapprochement Est-Ouest pour ancrer son message européen en s’installant en Grèce, jeune pays membre de la CEE à partir duquel il obtient une intégration progressive de la FRA dans l’Internationale Socialiste. Enfin, après son expulsion d’Arménie en juin 1992, il se remet vite en selle avec un discours d’ouverture envers le pouvoir de Levon Ter Petrossian, qui vient de le déclarer « persona non grata » pour des raisons fallacieuses. Hraïr Maroukhian sait que l’Arménie postsoviétique va rencontrer la mondialisation dans son processus d’intégration dans le système international et que fort de son expérience et de son carnet d’adresse, il tiendra sa revanche sur la politique arbitraire du président arménien. D’ailleurs, dès qu’il pose les pieds à l’aéroport de Roissy-Charles De Gaulle, au lendemain de son expulsion le 29 juin, il enclenche une nouvelle mutation qui le voit prendre ses distances avec la branche radicale
de la FRA, notamment en Arménie et en France, deux branches du parti marquées respectivement par l’héritage du soviétisme et les crises successives.
Mais alors, où est le problème ? Le problème, comme chez bon nombre de dirigeants de son rang, c’est que les disciples ne retiennent pas nécessairement les préceptes du maître, à tel point que, lorsque Hraïr Maroukhian désigne le cap, son entourage regarde le doigt. Résultat : le retour de la FRA en Arménie relève d’une catastrophe sans précédent dans
l’histoire du Dachnaktsoutioun, car les missi dominici chargés de sa réimplantation dans le Caucase, comme Hrand Markarian, Khajak Der Krikorian, Edik Hovannessian et son fils Vahan Hovannessian, ont dénaturé le message du Dachnaktsoutioun et agit à l’insu du secrétairegénéral ou en ne lui rapportant qu’une vision limitée et partiale de la réalité sociale et
politique du pays. Par exemple, lors de la campagne présidentielle d’octobre 1991, la première dans l’histoire de la jeune République d’Arménie, Khajak Der Krikorian, représentant du Bureau mondial en Arménie, annonce urbi et orbi que la victoire du candidat dachnak, Soss Sarkissian, est garantie haut la main et ce dès le premier tour. Le sourire aux lèvres et incrédules, tous les militants dachnaks de la diaspora en prennent acte, y compris Hraïr Maroukhian qui estime que l’Arménie renoue ici avec l’histoire. Résultat : Soss Sarkissian n’obtient que quatre pauvres pourcents des suffrages, Levon Ter Petrossian est élu dès le premier tour à la tête de l’Arménie. Le bon sens aurait voulu que Khajak Der Krikorian démissionne de ses fonctions et que la direction du parti en Arménie en fasse autant pour repartir sur de nouvelles bases. Il n’en fut rien, les « activistes » du parti ont leur propre grille d’explication de la déroute électorale : les irrégularités ont été colossales ; et depuis 1991, les Arméniens de la diaspora auront comme seule raison des pitoyables résultats successifs de la FRA en Arménie, deux mots à leurs oreilles : « fraudes électorales ». Depuis 1991, toutes les défaites électorales ont pour racine commune le bourrage des urnes, une pratique intrinsèque aux Etats post-soviétiques, face à laquelle, fataliste, il n’y aurait rien à faire, si ce n’est en profiter le moment venu. A partir de 1991, la réflexion sur la sociologie électorale en Arménie disparaît de l’agenda des congrès du parti, puisque, c’est un fait, la corruption politique règne à Erevan… Toute autre piste d’explication est donc exclue. Car elle pourrait être fatale pour les « activistes » dachnaks en poste dans la capitale arménienne, où au fil des années, ces derniers se transforment en véritables commissaires politiques faisant régner la terreur au sein du parti, à commencer par Hrand Markarian et Vahan Hovannessian, le premier en tant que responsable des affaires militaires, le second en tant que responsable des affaires politiques du parti.
Autre exemple : lorsque Hrand Markarian, Vahan et Edik Hovannessian, présentent à Hraïr Maroukhian, établi à Athènes ou en visite à Erevan, le dispositif de la FRA en Républiqu d’Arménie à partir de 1990, en particulier les relations que le parti a noué avec les intellectuels, comme Razmik Davoyan, Roupen Hovsepian, Mouchegh Mikaelian, les branches dachnaks de diaspora y voient une valorisation des idées de Christapor en Arménie
post-soviétique et Hraïr Maroukhian y pressent une intégration moins chaotique que prévue des valeurs dachnaks dans la société pos-tcommuniste. Résultat : la toile partisane se répand dans tout le pays, mais les rangs se composent d’anciens dirigeants communistes et de déçus du Mouvement national arménien (MNA) de Levon Ter Petrossian. La rédaction d’« Azadamard », hebdomadaire du Bureau mondial publié à Erevan et dirigé par l’exrédacteur en chef de « Sovetakan Haïastan », a l’apparence d’une micro-cellule de l’ex-Parti communiste d’Union Soviétique, les « journalistes » étant d’anciens apparatchiks du PCUS. Il
leur suffit de changer « lutte du prolétariat » par « lutte de libération nationale » pour faire passer la pilule auprès des branches dachnakstagans naïves de la diaspora. La rédaction d’« Azadamard » travaille sous le regard des Christapor, Rostom et Zavarian mais en réalité les visages qui tapissent les murs du siège du parti ressemblent davantage à ceux de Marx, Engels et Lenine qu’à celui des trois fondateurs de la FRA. Autrement dit, le mot
« soviétisme » disparaît, la rhétorique communiste reste. Hraïr Maroukhian est conscient de ces ratés de la transition démocratique et il confie à l’une
des principales dirigeantes du HOM que « l’implantation de la FRA en Arménie va être très difficile, très lente, très longue ». Mais Hraïr Maroukhian sait aussi qu’il est seul depuis quelques temps. Lui qui néglige depuis toujours les questions bureaucratiques ne voit pas que l’appareil du parti lui échappe peu à peu. Un à un, les cadres dachnaks considèrent aussi
que la stratégie du retour de la FRA en Arménie fait trop la part belle à la bande des Quatre commissaires politiques (Khajak, Hrand, Edik, Vahan), au détriment d’autres envoyés spéciaux plus sceptiques (Ara Sisserian, Apo Boghiguian, Varant Papazian). Ce sont d’ailleurs ces quatre commissaires politiques, ceux-là même qui verrouillent le parti en Arménie, qui lui manqueront pour l’emporter lors du 25e congrès mondial. Ouvert en octobre, à Tours, en France, après avoir été interrompu à Erevan, en juin, peu après l’expulsion de son secrétairegénéral, le 25e congrès va lui être fatal. Orphélin de sa branche radicale restée à Moscou et privée par le Quai d’Orsay de visa d’entrée en France, Hraïr Maroukhian affronte seul ce congrès de la transition. Après un mois de débats, de revers et de désillusions, Hraïr Maroukhian ne parvient pas à s’entendre avec son vieux camarade, Hratch Dasnabedian sur une liste commune du futur Bureau mondial. Par dépit, il n’assiste pas à l’élection de la nouvelle direction et, isolé dans sa chambre, la triste nouvelle de son élection au 2e tour du
scrutin, lui parvient au petit matin. Un revers qu’il vit comme une humiliation. Mais l’homme ne se laisse pas abattre pour autant car dans sa philosophie, l’homme ne subit pas son destin, il le choisit. Pour cela, il sait qu’il doit s’affranchir des radicaux du partis, ou de ce que l’on peut appeler les « gardiens de la révolution dachnak » ou les gardiens de l’ordre maximaliste de la FRA. Il s’éloigne de ses anciens camarades en France, en Arménie et ailleurs, et comme l’heure est à la pondération et à l’ouverture, il promeut certains cadres comme Aghvan Vartanian et Kevork Kepenekian. Mais il est trop tard. Au matin du 17 juillet 1994, un accident cérébral le foudroie au bord de la plage de Varkiza, dans la banlieue d’Athènes. Il plonge dans un coma profond. Et quatre ans et demi après, il s’éteint à son
domicile le 21 décembre 1998. Entre temps, le régime de Ter Petrossian, qui tente depuis des années de déstabiliser la FRA de l’intérieur, parvient à ses fins lors de l’interdiction du Dachnaktsoutioun en décembre 1994 dans le cadre du scandale de l’affaire Dro (Hrand Markarian), prolongée six mois plus tard par l’arrestation des 30 dachnaks (Vahan Hovannessian) soupçonnés de fomenter un coup d’Etat en Arménie. Quant aux deux autres
principaux commissaires politiques dachnaks à Erevan, le mutique Khajak Der Krikorian s’éteint à son tour des suites d’une longue maladie, suivi peu de temps après par l’ingérable Edik Hovannessian.
Hraïr Maroukhian n’est plus. La FRA est dissoute en Arménie avant de retrouver peu à peu pignon sur rue dans le cadre d’un rapprochement entre Levon Ter Petrossian et le nouveau Bureau mondial, dont le siège est à Beyrouth, depuis le 26e congrès du parti en 1995. Trois ans plus tard, nouveau bouleversement en Arménie : Levon Ter Petrossian démissionne en février 1998 au profit de Robert Kotcharian, lequel s’empresse de libérer Hrand et Vahan et de réhabiliter la FRA, qui passe ainsi d’une direction Levono-compatible à une direction Roberto-compatible. C’est précisément là que s’opère la rupture à l’intérieur des héritiers de Hraïr Maroukhian.
Les uns, comme Viken Hovsepian, Apo Boghiguian, Kevork Kepenekian, Nazareth Berberian, fidèles à la souplesse de leur leader décédé, à son sens de la technique politique, à son pragmatisme et surtout à son rejet de toute allégeance, s’inscrivent dans une volonté d’incarner une alternative crédible, moderne et ouverte de la FRA sans se placer sous la domination d’un pouvoir quel qu’il soit. Ils s’inscrivent dans la construction de l’Etat, le
respect du principe de souveraineté, du progrès social, de la démocratie et de la lutte contre la corruption, le tout dans une volonté de libérer l’individu et la nation arménienne des chaînes de la servitude. Les autres, tels Hrand et Vahan, voient dans l’alliance avec Robert Kotcharian et Serge Sarkissian une occasion d’accéder au pouvoir, de bâtir l’Etat, de participer au processus de décision gouvernementale, de militariser le haïtadisme (haï tad, cause arménienne) et de favoriser les intérêts de l’Iran et de la Russie dans la région. Ils trouvent leur bonheur dans cette alliance hors norme et forment une sorte de « parti du Karabakh », puisque les deux présidents originaires du Karabakh mettent en avant comme eux le principe de territorialité, le statu quo dans le règlement du Karabakh et l’alignement
sur la Russie, le tout dans une volonté de libérer les territoires arméniens des chaînes de la domination. Principe de souveraineté nationale contre principe de libération territoriale c’est tout le dilemme du rapport entre Etat et haïtadisme qui se trouve résumé dans cette querelle à propos de l’héritage de Maroukhian, au tournant des années 2000 au gré des
congrès mondiaux et régionaux de l’écosystème dachnak.
Pour les « souverainistes », les gouvernements de coalition (Parti Répubicain-FRA) ou l’axe Robert-Hrand puis l’axe Serge-Hrand sont des aéropages en trompes l’œil, des pouvoir exécutifs qui ne visent qu’à défendre des intérêts particuliers, à construire un régime et non un Etat, et maintenir des pratiques propres au post-soviétisme sans volonté de rompre avec le néopatrimonialisme pour ne pas dire une kleptocratie. Pour les « territorialistes », la participation aux affaires gouvernementales vise à s’intégrer dans la société post-soviétique arménienne par l’exercice du pouvoir, une volonté par le haut de « dachnakiser » l’appareil d’Etat, d’imposer une autre culture politique et de maintenir le credo d’une défense des territoires.
Au fil des congrès mondiaux (2000, 2004, 2008, 2011, 2015 et 2019) peu à peu verrouillés par Hrand et Vahan, les « territorialistes » imposent leurs idées et leurs messages, leurs pratiques et leurs hommes sur l’ensemble de l’échiquier partisan en Arménie comme dans la diaspora. Tels un pasdaran (Hrand) et un silovik (Vahan) avec leur garde rapprochée (Armen Roustamian, Bagrad Essayan, Kegham Manoukian, Ichkhan Saghatelian and Co), « ces gardiens de la loi révolutionnaire » proposent une lecture biaisée des principes du Dachnaktsoutioun, violent en toute impunité les statuts et les usages du parti, jusqu’à interdire la prise de parole au sein des rangs. De compromissions avec le pouvoir en déroutes électorales successives, la FRA réduit son champ d’influence à mesure que l’Arménie multiplie les scrutins. L’ordre absolu doit régner dans la FRA, jusqu’à repérer d’abord les voix discordantes, surtout celles de Vicken Hovsepian et d’Apo Boghiguian, puis
les isoler du reste du parti, avant pourquoi pas de les excommunier dans l’indifférence générale. Victimes des purges des pasdarans-silovik, ce qui reste de militants dachnaks préfère se terrer dans le silence… Pour la direction du parti, ces voix minoritaires ne constituent qu’un ramassis de déçus, de frustrés et de soutiens indirects à Levon Ter Petrossian et donc d’opposants à Hraïr Maroukhian. Or, pour les « souverainistes », qui
n’osent plus trop s’exprimer publiquement, la coalition gouvernementale FRA-Parti Républicain n’est que le prolongement du modèle de pensée post-soviétique en place depuis 1991 fondé sur une conception verticale du régime et des pratiques arbitraires du pouvoir. D’ailleurs comment peut-on se réclamer du « maroukhianisme » en participant à une alliance avec Robert et Serge qui, aux côtés de Levon Ter Petrossian, ont combattu la FRA de Hraïr Maroukhian ?…
Après 18 ans de verrouillage du parti par Hrand le pasdaran et son premier cercle de fidèles, tous promus au Bureau mondial en remerciements pour leur allégeance, la FRA traverse une nouvelle zone de turbulence lors de la Révolution de velours au printemps 2018. Tout au long du film de l’ascension au pouvoir de Nikol Pachinyan à la tête de l’Arménie, «territorialistes» et « souverainistes », essentiellement dans la diaspora, s’affrontent à nouveau. Ces différences d’approche parachèvent la crise globale qui règne dans le Dachnaktsoutioun, signe d’un retour raté, chaotique et désastreux du parti en Arménie. Quelques semaines après une nouvelle catastrophe électorale de la FRA aux législatives anticipées du 9 décembre 2018, qui se concluent par un Dachnaktsoutioun privé de toute
représentation parlementaire en Arménie, le parti tient son congrès mondial dans la République d’Arstakh en 2019. Nouveau congrès, nouvelle violation des principes du parti par Hrand Markarian qui, forcé de renoncer à son sixième mandat, se dit victime de la Révolution de velours. Avec amertume – ne déclare-t-il pas en ouverture du congrès que la
FRA va renvoyer très rapidement à la maison ces jeunes insolents de la Révolution de velours – il utilise une bombe à retardement en favorisant la mise en place d’un « Bureau faible » composé de ses plus fidèles lieutenants, à commencer par Hagop Der Khatchadourian, un apparatchik installé au Canada, sans charisme, au verbe court et chloroformé. Privés de leur
chef Hrand, Hagop et ses clones gère un parti en ruines. La révolution de velours a fait tomber le masque des compromissions de la FRA en Arménie qui sombre dans l’oubli dans la République et dans l’Artsakh, où là aussi la défaite de la FRA aux élections générales d’avril 2020 est totale, alors que cette terre devait constituer l’épicentre de la renaissance du Dachnaktsoutioun et la nouvelle boussole stratégique du Bureau mondiale. Chaos absolu ! Les dachnaks d’Arménie et de diaspora se réveillent et contestent les pratiques du parti au Yerkir. Résultat : le Bureau gère la contestation interne par l’exclusion : Apo Boghiguian, Antranik Boghossian, Nazareth Berberian, Harout Kalaydjian et d’autres sont exclus du parti.
Leur « délit » ? Avoir osé dire tout haut ce que les militants pensent tout bas… Or, c’est à l’intérieur du parti, lors des rendez-vous réguliers des congrès que les divergences se règlent, la cuisine interne du parti ne regarde que les initiés, pas les profanes. Mais comment faire évoluer le débat, lorsque les congrès sont verrouillés par un clan au pouvoir ? Comment faire jaillir la réflexion, lorsque la moindre nouvelle idée est combattue par les pasdarans-silovikis placés à chaque échelon du parti ? Le compromis obtenu lors du 33e congrès en Arstakh est la plus mauvaise et la plus ingérable des options. Il résulte du choix conscient d’un homme, Hrand Markarian, qui s’il ne contrôle pas les processus, les détruit. S’il tombe, c’est toute la FRA qui doit tomber avec lui. Une approche autodestructrice qui vise à s’approprier tous les capitaux collectifs du parti et à personnaliser le Dachnaktsoutioun… Le bon sens aurait voulu que toute la direction sortante ne se représente pas à l’élection du nouveau Bureau lors du congrès de Stépanakert, afin de passer le relais à une jeune génération et des idées fraiches. Non, la direction sortante voulait conserver le pouvoir à tout prix et sauver les meubles. Elle a obtenu l’inverse : aucun pouvoir, ni ressources. Même si ce « Bureau faible » de Hagop Der Khatchadourian avait eu par hasard des envies de s’émanciper de la tutelle de Hrand
Markarian, il n’y serait pas parvenu. D’autant moins que son prolongement en Arménie, l’Organe Suprême dirigé par Ichkhan Saghatelian excelle dans l’apprentissage des méthodes de Hrand Markarian ; un véritable caporalisme à faire rougir de jalousie Ejov, le sicaire en chef de Staline.
La défaite militaire des Arméniens lors de la guerre du Karabakh (2020) a précipité la chute de la FRA en Arménie, en Artsakh et dans la diaspora. Elle a aussi aggravé le discrédit d’un parti qui n’a plus rien à voir avec la puissance de ses fondateurs et l’héritage de Maroukhian, alors que la direction mondiale continue de s’en réclamer jusqu’à être hors sol…
Un peu plus de vingt-deux ans après la mort de Hraïr Maroukhian, la FRA erre ainsi sans boussole au milieu de la mondialisation et d’un Caucase déstabilisé… Difficile d’imaginer comment Unguer Hraïr aurait lu les deux décennies écoulées depuis son départ auprès des Dieux du Dachnaktsoutioun. Aurait-il accepté par exemple les méthodes brutales du pasdaran Hrand et les velléités de coup d’Etat du silovik Vahan en 1995 ?
Vraisemblablement non, au moins par respect de l’ordre public. En 1992, d’ailleurs, le soir du discours télévisé du président Ter Petrossian annonçant par décret l’expulsion de Hraïr Maroukhian d’Arméne, le couple Hrand-Vahan lui propose de s’installer dans le Karabakh voisin et d’organiser sa contre-attaque. « Non ! », répond Hraïr Maroukhian, ce scénario de la guerre civile est exclu. L’Arménie, en difficulté dans le Karabakh, ne peut se permettre de sombrer dans la pire des guerres. Et le Karabakh ne peut pas être l’otage d’un différend politique entre le régime Ter Petrossian et la FRA. Aurait-il aussi accepté de participer à la coalition gouvernementale en 1998-1999 et de rejoindre Robert et Serge dans leur aventure au moment où la FRA a été réhabilitée ? Vraisemblablement non, car il aurait saisi cette occasion pour proposer une troisième voie, « ni Levon, ni Robert-Serge ». Aurait-il en outre participé à la coalition gouvernementale avec les Républicains de Serge Sarkissian au lendemain des législatives de 2017 ? Là aussi vraisemblablement non, pour la simple et
bonne raison qu’il aurait constaté à la faveur des résultats électoraux (le Parti Républicain a obtenu la majorité absolue lors du scrutin) et de la réforme constitutionnelle de 2015 qui dote l’Arménie d’un régime parlementaire, qu’une FRA au gouvernement avec un Parti Républicain, ultra-majoritaire, n’est d’aucune utilité et que le temps est plutôt venu pour elle de tracer sa propre route, de préparer l’alternance et de cesser d’être le parti minoritaire d’un gouvernement de coalition… Enfin, aurait-il participé à la Révolution de velours de 2018 ? Vraisemblablement oui, car il y avait dans ce moment de dignité nationale, une inspiration dachnaktsagan, un engagement pour l’Etat contre le régime, un « ça suffit » contre la corruption et un « stop » au fatalisme complice des pratiques post soviétiques de ploutocrates tapageurs et de mauvais goût. En dépit des défaillances de la jeune équipe au pouvoir, il aurait saisi l’occasion de la « Nikolmania » pour autonomiser définitivement la FRA de toute tutelle, profiter du vent d’enthousiasme qui souffle sur Erevan pour apporter
au jeune premier ministre toute l’expérience du vrai Dachnaktsoutioun et le moment venu de proposer une voie nouvelle aux Arméniens, « ni Levon, ni Robert-Serge, ni Nikol », juste le bon sens…
Cependant, mieux vaut rester prudent et renoncer à tout scénario post-mortem, car Hraïr Maroukhian aurait eu vraisemblablement sa propre grille de lecture des événements, lui le technicien hors pair qu’il était… car lui n’avait pas oublié que c’est par la technique que la question arménienne peut se régler, non par l’idéologie ou le maximalisme, le fatalisme ou l’outrance. En cela, Hraïr Maroukhian, ingénieur du rapport de force, marche bien dans les pas de Christapor Mikaelian, alors que les Hrand-Vahan et autres pasdarans-silovikis de la « FRA » d’aujourd’hui en sont devenus sinon les corps étrangers, du moins les fossoyeurs et les liquidateurs du beau projet kantien, noble, humaniste et universel qu’est le fédéralisme mondial ou le Dachnaktsoutioun…